Oumou Sangaré
son histoire

Depuis Moussolou, son premier album sorti en 1989, la vie de la chanteuse malienne Oumou Sangaré n’a connu aucun répit. De ce riche et trépidant voyage on retient notamment des enregistrements parmi les plus décisifs de la musique africaine contemporaine, tous produits par le label World Circuit : Ko Sira en 1993, Worotan en 1996 et Seya nominé dans la catégorie Meilleur Album de World Music des Grammy Award en 2009. De nombreuses tournées internationales et la consécration obtenue sur les scènes prestigieuses que sont l’Opéra de Sydney, le Queen Elizabeth Hall de Londres ou le Nippon Budokan de Tokyo, complètent ce tableau d’honneur. Timbuktu, première production de son label Oumsang constitue le nouvel acte de cette épopée musicale sans équivalent à laquelle World Circuit est à nouveau associée. Il consacre cette artiste issue des quartiers pauvres de Bamako devenue une superstar mondiale, ainsi qu’une icône féministe unanimement admirée. D’une aura puissante comparable celle d’une Grace Jones, icone noire transgressive par excellence, Oumou a depuis longtemps franchi les barrières séparant genres musicaux et continents. Hier invitée par Alicia Keys pour un duo télévisé, elle est désormais citée en exemple par des artistes aussi considérables qu’Aya Nakamura, qui lui a dédié la chanson Oumou Sangaré en 2017, ou Beyoncé, qui a samplé l’une de ses plus célèbres créations, Diaraby Néné, pour le titre Mood 4 Eva tiré de la bande originale du film The Lion King : The Gift en 2019. 

Sa carrière menée tambour battant sans la moindre pause a pourtant connu une interruption avec la crise sanitaire en 2020. En Mars de cette année là, suite au FIWA (Festival International du Wassoulou), événement qu’elle a créé en 2016 pour promouvoir sa région d’origine du sud Mali, elle se rend aux Etats Unis. Initialement prévu pour durer deux semaines, son séjour se prolonge en raison du confinement. D’abord à New York puis à Baltimore où elle trouve rapidement ses marques. « Quelque chose m’a immédiatement attirée dans cette ville. Je m’y suis sentie si bien que j’ai voulu acquérir une maison. » Une fois installée là, elle occupe ses journées à composer avec une ancienne connaissance, Mamadou Sidibé, qui fut le premier joueur de kamele n’goni (le luth traditionnel) à l’accompagner à ses débuts. A la faveur de cette réclusion forcée vont naître dix des onze chansons constituant Timbuktu, recueil qui noue d’intimes correspondances sonores entre les instruments traditionnels ouest africains et ceux liés à l’histoire du blues. Notamment entre le kamele n’goni et ces lointains héritiers que sont la guitare dobro et la guitare slide, jouées ici par Pascal Danaë co réalisateur de l’album avec Nicolas Quéré. De cette séquence particulière du confinement, où le temps s’est pour ainsi dire arrêté, où l’artiste comme la femme d’affaire se sont trouvées dans une situation inédite d’isolement, loin du tumulte et des sollicitations incessantes, Oumou a tiré le meilleur. « Depuis 1990, je n’avais jamais eu la possibilité de me couper du monde de la sorte pour me consacrer exclusivement à la musique. De ce point de vue, le confinement a été une chance pour moi car il m’a permis de rester concentrée sur le travail de composition. Je pense que la musique s’en ressent mais aussi les textes qui sont le fruit de moments où j’ai pu me retirer en moi même pour méditer. » Jamais ses paroles n’ont en effet accédé à une telle qualité poétique, une telle profondeur. Jamais ne l’a t’on trouvé aussi inspirée à livrer ses réflexions sur les indéchiffrables mystères de l’existence, la situation périlleuse que traverse son pays ou sur la condition des femmes africaines, preuve que même devenue puissante elle n’a rien renié de ses engagements de jeunesse. Entre l’introspection de Degui N’Kelena, la langueur amoureuse exprimée dans Kanou, la compassion dans Demissimw, l’exaspération dans Kêlê Magni ou la fierté dans Wassulu Don, beaucoup d’états d’âme nourrissent ce disque. Trouvant dans l’habillage sonore réalisé par Danaë et Quéré, qui à la dynamique des rythmes traditionnels du Wassoulou  additionne celle propre au langage musical contemporain, une probante mise en valeur, Timbuktu s’impose ainsi comme le plus ambitieux et abouti d’une  discographie déjà émérite.

Si le titre Timbuktu renvoie à l’actualité politique du Mali, pays menacé de désintégration et cherchant dans son histoire, dont cette ville du nord est le plus puissant symbole, des motifs d’espérer, beaucoup de chansons renvoient à l’expérience singulière de la chanteuse. Quand dans Sira (littéralement « le baobab » en bambara), elle évoque la progéniture de familles érudites et aisées qui malgré cela verse dans la délinquance et gâche un avenir prometteur, c’est presque inconsciemment pour souligner par contraste l’exemplarité de sa propre trajectoire… Née à Bamako le 2 Février 1968, Oumou Sangaré est la fille cadette d’une famille appartenant à l’ethnie peule du Wassoulou. Sa mère, Aminata Diakité, est chanteuse comme le fut sa propre mère Noumouténé. Oumou a très peu connu son père, Diari Sangaré, qui a quitté le foyer familial lorsqu’elle avait deux ans. Abandonnée, Aminata se fait alors commerçante pour faire vivre ses quatre enfants. Oumou lui vient en aide en vendant des sachets d’eau dans la rue. Ayant pris l’habitude de suivre sa mère dans les « soumous » (cérémonies nuptiales ou baptismales) que celle ci anime, elle s’octroie déjà une part de prestige par la clarté et la puissance d’une voix qui, jaillissant d’un corps d’enfant, éblouit l’auditoire. Elle ne tarde d’ailleurs pas à s’accaparer toute la gloire à l’occasion d’un concours inter scolaire où elle fait gagner son école du quartier de Douadabougou en chantant devant 3000 personnes réunis dans le stade omnisports de Bamako. Passée par l’Ensemble National du Mali et le groupe Djoliba, Oumou a déjà une longue carrière professionnelle derrière elle quand à 18 ans elle s’apprête à enregistrer à Abidjan sa première cassette produite par Abdoulaye Samassa (qui a du lui offrir sa propre voiture pour la convaincre d’entrer en studio). Rééditée en CD et vinyle par World Circuit en 2016, la cassette intitulée Moussolou (« les femmes » en bambara) se vend à l’époque à plus de 250 000 exemplaires, un record resté inégalé en Afrique de l’Ouest. Si la musique très dansante caractéristique du Wassoulou l’explique en partie, la raison de ce succès tient beaucoup aux textes chantés, parfois rugit, par cette jeune lionne qui depuis son plus jeune âge a dû se battre pour survivre. Se dressant avec fougue contre les abus de la tradition patriarcale, qui autorise la polygamie, le mariage forcé et l ‘excision, Oumou devient du jour au lendemain l’égérie d’une cause féministe qui n’a aucune assise véritable dans cette partie du monde. Sa carrière et ses enregistrements restent ainsi marqués comme au fer rouge par cette double dimension : être une femme et avoir une origine sociale qui l’a rendue singulièrement sensible à toutes les formes d’injustices. Timbuktu ne fait pas exception. Ainsi Gniani Sara (littéralement « la récompense de la souffrance ») renvoie t’il à son combat de toujours en faveur de la condition féminine. « J’ai osé aborder ce sujet avant tout le monde et même risqué ma vie en le faisant  dit elle aujourd’hui. Ma récompense c’est d’avoir réussi à éveiller les consciences. Surtout au sein de la jeune génération. Voir Aya Nakamura ou Beyoncé me prendre en exemple vaut tous les prix et toutes les distinctions du monde.» 

Pourtant devenir la plus grande et la plus influente chanteuse africaine vivante ne lui a pas suffit. Depuis trente ans, Oumou s’est aussi illustrée dans le domaine économique et l’action sociale. A la tête de plusieurs entreprises touchant à l’hôtellerie, l’agriculture ou au négoce d’automobiles à travers sa marque Oum Sang, elle emploie actuellement près de 200 personnes à temps plein. Quant à la fondation Oumou Sangaré, créée il y a dix ans pour venir en aide aux femmes et aux enfants en situation difficile, elle parachève pour ainsi dire une œuvre artistique jamais éloignée de convictions humanistes. Elevée au garde de Commandeur de l’Ordre National du Mali, faite Chevalier des Arts et des Lettres de la République Française, Oumou est devenue Ambassadrice de bonne volonté de la F.A.O. (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) en 2003 après avoir reçu le prix de l’UNESCO deux ans plus tôt. 

Mais cette réussite, Oumou doit la payer au prix fort. Après avoir subie les blessures de l’enfance parmi les plus cruelles- l’abandon, l’extrême misère- elle doit aujourd’hui se protéger des maux que la notoriété lui attire, la jalousie, la calomnie, la trahison. Autant d’atteintes qu’elle expose dans Sarama, et qu’elle s’encourage à dépasser dans Dily Oumou. En découle la solitude évoquée dans Degui N’Kelena, autour de laquelle se cristallise le thème de la séparation et de la perte qu’elle entend affronter à la manière stoïcienne, accueillant chaque événement avec une lucidité agissante. Une force qu’elle tire intégralement de la musique elle même, dont la puissance renvoie à la celle des chasseurs du Wassoulou qui en sont les inventeurs.  En effet, la confrérie de ceux qu’on appelle « Donsow » (« Donso » au singulier) est à l’origine des rythmes utilisés par toutes les chanteuses modernes, elles mêmes baptisées « kònò » (oiseau). Instrument emblématique de ce répertoire le donso-ngoni,  modernisé en kamel n’goni  (la harpe des jeunes) dans les années 1950, reste à la base de toutes les compositions d’Oumou. Tel un guide chant, celui de Mamadou Sidibé structure l’ensemble des compositions de Timbuktu, comme il attire par sa tonalité pentatonique les superbes développements à la guitare de Pascal Danaë. En utilisant une  Harmony Stratotone sur Wassulu Don (littéralement « la culture du Wassoulou »), un dobro resonator sur Degui N’Kelena et Sarama, ou la technique du bottleneck sur Sira, le musicien semble à chaque fois renvoyer à  la sonorité métallique caractéristique du kamel n’gnoni, nouant ainsi une enivrante complicité élective entre les genres musicaux et les continents. 

Que surmonter la souffrance et faire face à toutes les adversités traverse l’ensemble du répertoire d’Oumou Sangaré n’est pas un hasard compte tenu de son passé. Cette dominante n’est probablement pas étrangère non plus au fait que  lors de cérémonies qui leurs sont propres certains chasseurs s’infligent des sévices pour mieux les dépasser, vont jusqu’à avaler des tisons ardents ou se larder de coups de poignards tout en dansant, tandis que les chanteurs invoquent des forces relevant de la surnature. C’est à cette confiance intraitable que fait référence Wassulu Don. C’est cette culture aux fondements telluriques, à la portée universelle que célèbre ici sa plus célèbre représentante, une chanteuse qui à la manière des plus grandes, Aretha Franklin ou Nina Simone, sublime la douleur et, plus que jamais, éclaire de son génie propre la musique, toute la musique, et pas seulement africaine. « La musique est en moi ! » proclame Oumou. « Sans elle je ne suis rien, et rien ne peut me l’enlever ! Dans ce disque j’ai mis ma vie, toute ma vie, cette vie où j’ai connu la faim, l’humiliation de la pauvreté, la peur et dont je tire aujourd’hui la gloire.  »

– Francis Dordor

Oumou Sangaré
son histoire

En 2017 l’album Mogoya a marqué le grand retour d’Oumou Sangaré après 8 années à la faveur desquelles la chanteuse malienne s’est consacrée en priorité à gérer ses nombreux business (hôtellerie, agriculture, pisciculture, automobiles…). Dans ce disque enregistré entre Stockholm et Paris, entre attachement aux fondements de la musique traditionnelle du Wassoulou, province dont elle est originaire, et déracinement technologique, l’ancienne petite vendeuse d’eau des rues de Bamako, devenue star mondiale et femme d’affaire prospère, communiait à nouveau avec son public, lui ouvrait un cœur toujours aussi ardent, le gratifiait d’un chant animé d’une force vitale intacte. 

En retour, Oumou s’est vue soudain propulsée dans une nouvelle dimension, celle de la pop culture. Peinte par l’artiste congolais JP Mika pour la pochette, remixée par Sampha, St Germain et autres Malik Djoudi pour l’album Mogoya Remixed, et même samplée par Beyonce (MOOD 4 EVA dans Le Roi Lion), jamais elle n’a paru à ce point éloignée de la terre qui l’a vu naître. Une impression que vient rectifier cette nouvelle version « unplugged » du même album voulue par Laurent Bizot du label No Format, magnifiquement assumée par l’artiste, où l’habillage acoustique des chansons restitue une authenticité que favorise le parti pris du premier jet, de la prise inaugurale, sans filet ni retouche. Soit la vérité d’un instant rare conjuguée à l’intensité émotionnelle qui s’en dégage. 

« J’ai proposé à Oumou l’enregistrement de cet album, qui est une sorte de 3ème volet de Mogoya, suite au concert donné à Londres à l’occasion des 15 ans de No Format où pour la première fois, quasi sans répétitions, elle a accepté cette formule acoustique très « lâcher prise ». L’espace ainsi créé pour sa voix m’avait beaucoup plu » raconte Laurent Bizot. Le disque s’est fait en deux jours au studio Midi Live de Villetaneuse dans les conditions du live, ou plutôt celles d’une veillée, sans le confort qu’offre d’habitude pareil environnement technologique, sans amplification, sans re-recording, sans casque d’écoute, chaque musicien se mettant au diapason de l’ensemble tout en lui conférant sa touche personnelle, sa nuance. De cette égalité de traitement découle une dynamique d’ensemble et une chaleur devenues denrées rares dans la musique actuelle. Autour de la voix incandescente d’Oumou se sont ainsi rassemblés dans la même pièce les choristes Emma Lamadji et Kandy Guira, le guitariste Guimba Kouyaté et le fidèle Brahima « Benogo » Diakité, son cousin, virtuose du kamele ngoni, présent à ses côtés depuis Moussolou, première cassette de la chanteuse en 1989.

Photo : M.Sidibé

A ce bref équipage est venu s’adjoindre à l’orgue jouet et au célesta, Vincent Taurelle membre du collectif parisien A.L.B.E.R.T qui avait tant contribué à la réussite de Mogoya et qui dans ce contexte strictement africain ajoute une note presque… exotique.

Les 9 chansons de Mogoya ainsi revisitées offrent à Oumou l’occasion d’évoquer sans détours, presque à voix nue, cette amère contrepartie à son exceptionnelle réussite que sont jalousies, rancunes et trahisons, tout ce que cette femme trop libre, transgressive et fortunée pour une société africaine profondément conservatrice a enduré depuis tant d’années. Loin d’entraver son élan, cet entrelacs de malveillances semble au contraire l’avoir stimulée, et incitée à renouer avec ce rôle éminent de leader d’opinion, de première influenceuse malienne endossé depuis Moussolou en 1989, cassette vendue à plus de 250 000 exemplaires qui a tant fait pour la cause féminine dans toute l’Afrique de l’Ouest.

« Ils m’ont calomnié, ils m’ont attribué les pires défauts du monde » chante Oumou dans Yere Faga (« suicide » en bambara), comme pour mieux se présenter en exemple de combattivité et de résilience. C’est de cette lutte sans merci contre préjugés et adversités en tous genres, dont elle est sortie vainqueur, que sont pétris Kamelemba (Play boy), Kounkoun (Mauvaises Graines) Mogoya (les Relations Humaines) et autres Bena Bena (L’ingratitude). C’est cette capacité à se battre, à affronter la souffrance, mais aussi à préserver des liens avec certaines valeurs essentielles de la société malienne (Fadjamou, Mali Nialé), qu’elle exalte dans ces chansons, ici proposées au naturel, sans fard ni surcharge. Un corpus de la volonté et de la revanche auquel elle a souhaité adjoindre deux compositions plus anciennes. Dans Saa Magni elle pleure Amadou Ba Guindo, membre de l’Orchestre National Badema qui fut l’un des artisans de son envol.

Quant à Diaraby Nene, l’une des chansons les plus importantes de son répertoire, celle avec laquelle le scandale est arrivé, elle ose évoquer ses premiers émois sensuels. « J’ai écrit ce texte quand j’avais 15 ans, époque où je suis tombée amoureuse pour la première fois se souvient-elle. J’y parle sans retenue des caresses, de mes mains sur le corps de mon amant et des frissons que me procure le contact avec sa peau. » Chose inconcevable dans un monde où la réserve et la pudeur, en particulier s’agissant des femmes, sont de mise.

A l’époque Diaraby Nene, extrait de Moussolou, bravait un interdit et faisait apparaître Oumou Sangaré comme une anti-griotte, une révolutionnaire devenue du jour au lendemain si populaire au sein de la jeunesse ouest africaine qu’elle allait pousser son avantage en dénonçant sans relâche l’excision, les mariages forcés et la polygamie, système qui fut à l’origine de l’effondrement de sa famille et qui continue de broyer des milliers vies.

Alors qu’elle est devenue une artiste installée, célébrée partout dans le monde, ces différents thèmes Oumou continue de les explorer aujourd’hui avec la même liberté, la même audace qu’à l’époque de cette première cassette sortie voici trente ans. Car c’est bien la battante, l’insoumise, la révoltée que l’on retrouve ici dans ce disque instantané qui, à une époque où la musique est devenue l’otage de manipulations numériques sans fin, apporte une preuve supplémentaire de son courage et de sa générosité. Ceux d’une artiste toujours en devenir, toujours à la pointe du combat pour l’émancipation de la femme africaine, par-delà tradition et modernité. 

https://www.youtube.com/watch?v=I8t56unTS6c
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